PROFESSION SCIENTIFIQUE
POUR UNE CRISOLOGIE
UNE TETE BIEN FAITE
LES HOMMES SONT LES ENFANTS DE LA TERRE

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PROFESSION SCIENTIFIQUE

Edgar MORIN

Revue POUR LA SCIENCE n° 160 février 1991

Edgar Morin est Directeur de recherches en sociologie au CNRS.

Adolescent, je pensais que pour changer la société, il fallait la connaître et, au moment d’entrer à l’Université, j’ai vu que les composants de cette connaissance étaient dispersées dans différentes Facultés et disciplines. Aussi, je me suis inscrit à l’Ecole des sciences politiques, en droit parce qu’y était enseignée la Science économique, en philosophie, où il y avait un enseignement de morale et de sociologie, enfin en Histoire-géographie : j’ai pu ainsi cherché la transdisciplinarité que j’ai pratiquée ensuite.

En fait, je me suis intéressé à des thèmes, des " objets " de recherche qui ne peuvent être enfermés dans une discipline. Aussi ,quand j’ai travaillé sur  L’homme et la mort ( 1951), j’ai dû consulter des travaux d’anthropologie, des sciences des religions, de psychologie, de philosophie et d’histoire. Par ailleurs, je me considère comme un chercheur, c'est-à-dire quelqu'un qui, à l'avance, ne sait pas ce qu'il va trouver et comment il va le trouver "Tu iras en un point que tu ne connais point par un chemin que tu ne connais point ", disait Saint Jean de la Croix.

Les grands exemples de mes lectures d'adolescent et d'étudiant furent Montaigne (la vertu du doute) et Pascal (le combat intense de la raison, du doute et de la foi, ou je reconnus mes besoins psychologiques contradictoires) J'ai lu et relu Héraclite qui veut saisir l'unité des contraires. J'ai été marqué par Karl Marx, mais le l'ai vite provincialisé, comme un élément d'une constellation. J'ai été porté vers la science par besoin de vérifications, pour échapper à l'arbitraire des idées, mais j’ai en même temps ressenti le besoin de problématisation et de réflexion qui est celui de la philosophie. Comme l’abeille, l'ai butiné diverses fleurs pour faire mon miel. De plus, le suis convaincu que toute pensée, dans un domaine particulier, a besoin d'une culture générale.

Ainsi le crois que les sciences humaines ont besoin d'une conception de l'Homme: elles n'ont pas pour mission, comme le pense Levi-Strauss, de dissoudre la notion d'Homme C'est l'hyperspécialisation qui désintègre l’homme. Elle empêche de penser les problèmes fondamentaux qui ont tous un aspect global. Pour concevoir l'homme, il faut le situer dans la vie. Nous sommes des supermammifères, en ce que nous avons développé les rapport de l'enfant à la mère, les jeux, l’affectivité, nous sommes des superprimates en ce sens que nous avons développé la plupart des qualités des primates telle que l'utilisation des outils. De plus, pour mon étude sur la mort, j'avais besoin de situer l'Homme dans le monde puisque sa mortalité en fait un animal comme les autres, et de mieux le distinguer des autres animaux, parce c’est le seul qui, par ses rites et ses religions croit en une vie aptes la mort

Il nous faut placer l’Homme dans l’univers et, pour cela, connaître les résultats et les hypothèses de l’astrophysique contemporaine, qui nous situe désormais à une place minuscule dans la petite banlieue du cosmos.

Une sociologie close m'est étrangère avec ses sous-disciplines et mêmes closes (sociologie industrielle, sociologie religieuse, etc). J’ai toujours respecté la dimension historique, la dimension psychologique. Je fais de " l’anthroposociologie "  et je cherche pas à désintégrer mais à rendre compte des caractères multidimensionnels des phénomènes sociaux ou humains.

J'ai pratiqué mes recherches d’une part, sur des grands thèmes anthroposiaux (L’Homme et la mort, le paradigme perdu : la Nature humaine), d’autre part, sur des évènements immédiats (La rumeur d’orléans) ou sur le vif d’une communauté concrète en transformation (La métamorphose de Plozevet) parce que je crois que je dois marcher sur deux jambes : l’une est celle des grands problèmes trans-historiques, l’autre celle des temps présents que nous vivons.

Je voudrais dire aussi que la sociologie n’est pas et ne peut être une science achevée. Elle ne dispose pas des probabilités de vérification, de " falsification ", d’expérimentation.

Une loi de gravitation sociopolilique paraît plate et imprécise : les sociétés ont chacune des caractères singuliers, historisés, et l’étude des ces singularités est aussi importante que celle des traits communs, qui sont organisationnels.

De plus, la sociologie n'est pas "une". Elle est traversée par une ligne de fracture qui sépare les sciences et les humanités, la culture scientifique et la culture humaniste, le monde de l'Université et le monde de la pratique sociale (monde de l'Entreprise, monde politique). C'est cette situation qui fait à la fois sa faiblesse et sa complexité. On ne peut y échapper que dans l'illusion diafoiresque de "posséder la science"

En fait cette situation doit nourrir nos réflexions. Tous les grands sociologues nous ont livré des réflexions générales, morales, politiques dans leurs œuvres, et nous devons accepter ce statut bâtard et hybride de la sociologie. Nous devons assumer le fait que nous sommes des "essayistes" (c'est un très beau mot) au lieu de le cacher. Je ne me cache pas dans ce que j'écris, et ainsi le lecteur sait que je suis un homme,. un citoyen comme lui.

Enfin le sociologue est dans une situation paradoxale par rapport à la société: élément particulier de ta société, il lui est difficile de trouver un point de vue global qui la surplombe -, d'autre part, la société, en tant que tout, est en lui, avec sa culture, ses normes, ses injonctions. Il doit donc nécessairement s'intégrer comme observateur-concepteur dans son observation et sa conception, et non pas faire comme s'il était Dieu le Père le jour du Jugement dernier.

Le sociologue doit réfléchir sur les échecs des sociologies qui se sont prétendues "scientifiques". Ainsi il y a eu la vague des enquêtes quantitatives, menées sur des échantillons représentatifs par questionnaires. Une telle sociologie a perdu sa crédibilité après 1968, car elle a été incapable de produire, et même de prévoir. Puis il y a eu la vague de la sociologie marxiste, aveugle à tout ce qui n'était pas classe sociale: on y voyait partout idéologie de classes, lutte de classe - cette sociologie a aussi révélé sa débilité dans les années 1975-1977. Ensuite il y a eu les "Cent fleurs" chinoises, dont beaucoup se sont vite fanées.

Je suis resté en dehors des tendances dominantes. J'ai étudié des problèmes et essayé de trouver, en fonction du problème, du matériau et du terrain, les méthodes adéquates. Ainsi j'ai étudié, en 1965-1966, le problème de la modernisation dans une commune rurale, Plozevet. Il fallait d'abord "ouvrir" mon projet d'études. Je ne pouvais isoler Plozevet de la Bretagne, de la France, du devenir de la société occidentale. Mais je risquais alors de noyer ou de dissoudre mon objet et il fallait aussi le refermer. Alors ma stratégie a été de réouvrir refermer.

Durant l'enquête, j'ai vécu sur p dans une petite maison au sol en terre battue, et mes collaborateurs logeaient chez l'habitant. Il n'était pas question d’établir a priori un programme de recherches, mais de suivre une stratégie que nous modifiions en fonction des progrès ou des difficultés pour mener à notre enquête. Là, j'ai compris que enquêtes, portant sur des êtres humains à la fois proches et inconnus, nous imposaient deux conjonctions antagonistes : chercher l'objectivité qui nécessite la froideur de l'esprit, et en même temps assurer le plein emploi de la subjectivité, c'est-à-dire la curiosité et la sympathie.

Nous tenions un journal où nous notions toutes nos observations, réactions et pensées, et nous confrontions toujours nos points de vue. Ainsi nous avons pu, dès 1965, montrer que, même au fond du Finistère, il y avait des aspirations adolescentes en opposition avec le monde adulte, que les femmes etaient les "agents secrets de la modernité ", et nous avons pu étudier les modifications profondes, psychologiques, économiques, sociales que la modernisation entraînait. Ainsi Plozevet, qui était loin d'être un "échantillon représentatif de la France, fut pour nous un cas hautement significatif des processus qui affectaient le pays.

Quand j'ai mené l'enquête sur la " rumeur d'Orléans" (à Orléans le bruit courait que des jeunes filles, endormies dans des boutiques de vêtements tenues par des commerçants juifs, étaient envoyées dans des bordels exotiques), d'autres problèmes apparurent. D'où venait cette rumeur? Que signifiait-elle? Avec équipe, j'ai élaboré une stratégie pour répondre à ces questions -, elle a permis un regard renouvelé sur notre modernité que j'ai baptisée " Moyen Âge moderne ".

Ortega y Gasset disait "Nous ne savons pas ce qui se passe, et c'est cela qui se passe " Le rôle de sociologue du présent est d'essayer de savoir ce qui se passe, de façon à éclairer ses citoyens et contemporains.

En ce qui concerne l'idée force qui anime ma " méthode", Pascal l'a formulée il y a plus de trois siècles: " Toutes choses étant aidées et aidantes, toutes s'entretenant par un lien naturel qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître le tout sans connaître particulièrement les parties". C'est cela le grand défi que la complexité lance à nos recherches.

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POUR UNE CRISOLOGIE

Edgar MORIN Centre National de la Recherche Scientifique – Revue Communications (la notion de crise) 1976

La notion de crise s'est répandue au XXe siècle à tous les horizons de la conscience contemporaine. Il n'est pas de domaine ou de problème qui ne soit hanté par l'idée de crise: le capitalisme, la société, le couple, la famille, les valeurs, la jeunesse, la science, le droit, la civilisation, l'humanité...

Mais cette notion, en se généralisant, s'est comme vidée de l'intérieur. A l'origine, Krisis signifie décision: c'est le moment décisif, dans l'évolution d'un processus incertain, qui permet le diagnostic. Aujourd'hui crise signifie indécision. C'est le moment où, en même temps qu'une perturbation, surgissent les incertitudes. Quand la crise était limitée au secteur économique, on pouvait au moins la reconnaître à certains traits quantifiés: diminution (de la production, de la consommation, etc.); accroissement (du chômage, des faillites, etc.). Mais dès qu'elle s'élargit à la culture, la civilisation, l'humanité, la notion perd tout contour. Elle permet tout au plus de dire que quelque chose ne va pas, mais l'information qu'elle donne se paie par l'obscurcissement généralisé de la notion de crise.

Le mot sert désormais à nommer l'innommable; il renvoie à une double béance: béance dans notre savoir (au cœur même du terme de crise); béance dans la réalité sociale elle-même où apparaît la " crise ".

Le mot crise s'est répandu de proche en proche envahissant toute chose sociale, toute notion: mais pour que la notion reprenne un sens, il faut poursuivre jusqu'au bout l'opération de crisification et mettre enfin, et surtout, la notion de crise en crise. Le problème clé est celui-ci: comment éclairer le concept de crise? Comment le rendre éclairant? (en sachant bien entendu que tout éclairage apporte sa propre ombre, que toute élucidation comporte sa propre tache aveugle). Tout d'abord, dans quel champ allons-nous considérer la notion de crise? Bien sûr, le terme a d'abord été appliqué aux organismes biologiques, et il peut effectivement leur être appliqué. Mais la crise est une notion qui déploie sa pleine richesse dans le cadre des développements socio-historiques. Ce ne sera pour autant considérer le domaine anthropo-social-historique comme un domaine clos. Au contraire, et j'en viens à ce qui est à mes yeux le principe premier de toute crisologie, on ne peut faire une théorie des crises sociales, historiques, anthropologiques, que si on a une théorie de la société qui soit aussi systémique, cybernétique et bio-néguentropique.

En effet, si on veut, pour concevoir la crise, aller au-delà de l'idée de perturbation, d'épreuve, de rupture d'équilibre, il faut concevoir la société comme système capable d'avoir des crises, c'est-à-dire poser trois ordres de principes, le premier systémique, le second cybernétique, le troisième néguentropique, sans quoi la théorie de la société est insuffisante et la notion de crise inconcevable.

LE PRINCIPE ANTI-OR-GANISATIONEL D'ORGANISATION

Tout d'abord le niveau systémique c'est-à-dire propre à tout système quel qu’il soit. Le concept de système, c'est-à-dire d'ensemble organisé par l'interrelation de ses constituants, doit faire appel nécessairement à l'idée d'antagonisme.

Toutes interrelations entre éléments, objets, êtres, supposent l'existence et le jeu d'attractions, d'affinités, de possibilités de liaison. Mais s'il n'y avait aucune force d'exclusion, de répulsion, de dissociation, tout se rassemblerait dans la confusion, et aucun système ne serait concevable. Pour qu'il y ait système, il faut qu'il y ait maintien de la différence, c'est-à-dire le maintien de forces sauvegardant au moins quelque chose de fondamental dans l'originalité des éléments ou objets ou interrelations, donc le maintien, contrebalancé, neutralisé ou virtualisé, de forces d'exclusion, de dissociation, de répulsion. Comme le dit excellemment Lupasco, " afin qu'un système puisse se former et exister, il faut que les constituants de tout ensemble, de par leur nature ou les lois qui les régissent, soient susceptibles de se rapprocher en même temps que de s'exclure, à la fois de s'attirer et de se repousser, de s'associer et de se dissocier, de s'intégrer et de se désintégrer " (S. Lupasco, L’Energie et la Matière vivante, p. 332).

Ainsi, toute interrelation à la fois nécessite et actualise un principe de complémentarité, à la fois nécessite et virtualise un principe d'antagonisme.

Ainsi dans les noyaux atomiques, les répulsions électriques entre protons demeurent, à l'état neutralisé surmontées par les interactions dites fortes, lesquelles comportent la présence de neutrons. Les liaisons entre atomes dans la molécule sont stabilisées par l'équilibration qui s'effectue entre l'électricité positive et négative. Ainsi l'interrelation la plus stable suppose que des forces antagonistes soient à la fois maintenues et neutralisées. A la différence des équilibres thermodynamiques d'homogénéisation et de désordre, les équilibres organisationnels sont des équilibres de forces antagonistes. Et, toute relation, ergo toute organisation, tout système comportent, produisent de l'antagonisme.

A l'antagonisme de forces que suppose toute interrelation, se joignent et se surimposent des antagonismes (latents ou manifestes, virtuels ou actualisés) que l'organisation systémique produit. Le système en établissant l'intégration des parties dans le tout à travers de multiples complémentarités (des parties entre elles, du tout avec les parties) instaure des contraintes, inhibitions, répressions, ainsi que la domination du tout sur les parties, de l'organisant sur l'organisé: ces contraintes et dominations asservissent, potentialisent, des forces et des propriétés qui, si elles devaient s'exprimer, seraient antagonistes à d'autres parties, aux interrelations, à l'organisation, à l'ensemble du système. Il y a donc un antagonisme latent entre ce qui est actualisé et ce qui est virtualisé. Ce qui, dans les systèmes strictement physio-chimiques, est actualisé, est complémentaire, associatif, organisationnel. Ce qui est virtualisé est désorganisateur et désintégrateur. Aussi peut-on énoncer ici le principe systémique suivant: L'unité complexe du système à la fois crée et refoule un antagonisme.

L'antagonisme latent ou virtuel entre parties relationnées ainsi qu'entre les parties et le tout est l'autre face de la solidarité manifeste au sein du système. On peut formuler donc également le principe comme suit: les complémentarités systémiques sont indissociables d'antagonismes. Ces antagonismes demeurent soit virtuels, soit plus ou moins contrôlés, soit même, comme on le verra, plus ou moins contrôlants. Ils font irruption quand il y a crise, et ils font crise quand ils sont en éruption. Dans les systèmes vivants, les complémentarités sont instables et oscillent, en même temps que les antagonismes, de l'actualisation à la virtualisation, de la virtualisation à l'actualisation. Dans les éco-systèmes et les systèmes sociaux des mammifères, humains y compris, la relation entre complémentarités, concurrences, antagonismes se complexifié et les mêmes relations peuvent dans leur ambiguïté être en même temps complémentaires, concurrentes et antagonistes. Au sein du système vivant, on le verra, un procès de désorganisation ou désintégration, est à la fois complémentaire, concurrentiel et antagoniste au procès de réorganisation permanente de la vie.

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 Quand on considère les systèmes de complexité cybernétique (et ici nous atteignons le niveau cybernétique) la machine, la cellule, la société, c'est-à-dire comportant des rétroactions régulatrices, on constate que l'organisation elle-même suscite et utilise des comportements et des effets antagonistes de la part de certains constituants. C'est dire qu'il y a aussi de l’antagonisme organisationnel.

En effet, la rétroaction (qui régule le fonctionnement d'une machine ou maintient constant et stable un système) est dite négative (feed-back négatif), terme fort éclairant; déclenchée par la variation d'un élément, elle tend à annuler cette variation. La régulation résulte donc de l'action antagoniste d'un ou plusieurs éléments sur un ou plusieurs autres éléments, dès que ceux-ci varient au-delà d'une zone de tolérance et menacent la stabilité, l'homéostasie, l'intégrité du système. La rétroaction négative est donc organisationnellement antagoniste à un antagonisme (anti-organisationnel) menaçant l'intégrité du système, en train de s'actualiser. Elle rétablit la complémentarité entre les éléments. Ainsi, la régulation maintient la complémentarité générale par le moyen d'une action anti-antagoniste, partielle et locale. Il y a donc un lien ambivalent, au niveau cybernétique, entre complémentarité et antagonisme. Ce lien est de nature organisationnelle. La complémentarité joue de façon antagoniste à l’antagonisme et l'antagonisme joue de façon complémentaire à la complémentarité. La régulation, le contrôle s'opposent aux antagonismes virtuels qui sans cesse, dans de tels systèmes, commencent à s'actualiser. Ainsi l'antagonisme ne porte pas seulement en lui la dislocation du système, il peut contribuer aussi à sa stabilité et sa régularité.

Résumons : on a vu apparaître l'antagonisme à divers niveaux

- au niveau des interrelations qui le supposent et le neutralisent

- au niveau des contraintes organisationnelles et de la rétroaction du tout sur les parties, qui créent et refoulent de l’antagonisme ;

- au niveau de l'utilisation organisationnel de processus et d'actions antagonistes.

L'antagonisme organisationnel anti-organisationnel

On ne peut concevoir d'organisation sans antagonisme, mais cet antagonisme porte en lui, potentiellement, et tôt ou tard inévitablement, la ruine et la désintégration du système. Tel est un des angles sous lequel nous pouvons considérer le second principe de la thermodynamique. Toute interrelation, toute organisation se maintiennent immobilisent (système figé et statique) ou en mobilisent (système dynamique) des énergies de liaison, qui permettent de compenser et contrôler les forces d'opposition et de dissociation, c'est-à-dire les tendances à la dispersion. L'accroissement d'entropie correspond à une dégradation énergétique /organisationnelle, laquelle libère les antagonismes, lesquels entraînent désintégration et dispersion. Nul système, même le plus statique, le plus bloqué, le plus clos n'est à l'abri de cette désintégration. Précisément, nul système clos, lequel ne peut se restaurer en puisant de l'énergie et de l'organisation à l'extérieur. C'est pourquoi, conformément au second principe, il ne peut évoluer que dans le sens de la désorganisation. Autrement dit, tout système porte en lui, puisqu'il porte de l'antagonisme, sa propre désintégration potentielle, et le second principe le condamne à la dispersion à terme. Ce qui veut dire que tout système est condamné à périr. La seule possibilité de lutter contre la désintégration est :

- d'intégrer et utiliser le plus possible les antagonismes de façon organisationnelle ;

- de renouveler énergie et organisation en les puisant dans l'environnement (système ouvert) ;

- de pouvoir s'auto- multiplier de façon à ce que le taux de reproduction dépasse le taux de dégradation ;

- être capable dé s'auto-réorganiser, s'auto-défendre.

C'est le cas des systèmes vivants... Et la vie a tellement bien intégré en elle son propre antagonisme qu'elle porte en elle, constamment et nécessairement, la mort.

Récapitulons : l'existence de tout système comporte nécessairement des antagonismes, qui portent nécessairement en eux la potentialité et l'annonce de la " mort " du système.

La potentialité désintégratrice est à la mesure de la force d'intégration qui lie les systèmes physiques. Là où il y a la plus forte interaction - le noyau d'hydrogène - gît la plus grande force de désintégration : la bombe H.

Dans les systèmes cybernétiques, les potentialités désorganisationnelles et les potentialités organisationnelles sont les deux faces du concept Janus de feed-back. Là où il y a feed-back négatif, il y a la potentialité du feed-back positif, c'est-à-dire d'une déviance qui s'amplifie en se nourrissant de son propre développement. Ainsi, si rien ne l'inhibe ou ne l'annule, le feed-back positif se propage en chaîne dans tout le système, devient runaway, c'est-à-dire ruée désintégrative. À chaque potentialité plus haute d'organisation, correspondent de nouvelles potentialités de désorganisation. Les systèmes strictement physiques perdurent sans vivre, se désintègrent sans mourir. A demi-vie, seulement demi-mort. Seule la forme supérieurement complexe d'organisation vivante correspond à des êtres qui subissent la plénitude de la mort.

Mais, comme je l'ai indiqué, les plus hautes formes d'organisation, celles des êtres vivants, suscitent (par consommation d'énergie, activités aléatoires) les processus de désorganisation (désordres qui éveillent les antagonismes, antagonismes qui suscitent les désordres), mais aussi les intègrent (sans qu'ils cessent d'être désintégrateurs) les utilisent, s'en nourrissent (pour et par leur activité de réorganisation permanente). Nous avons indiqué ailleurs (l’Esprit du temps, tome 2, 1975) que les relations concurrentes et antagonistes sont fondamentales dans la constitution même des éco-systèmes.

Formulons donc le principe: il n'y a pas d'organisation sans (ne serait-ce qu'à titre potentiel) anti-organisation. Pour la machine, c'est le feed-back positif, pour l'être vivant, c'est la désorganisation permanente. Disons réciproquement: l’antiorganisation est à la fois nécessaire et antagoniste à l'organisation.

La problématique de l'antagonisme

Le principe " pas d'organisation sans anti-organisation " montre qu'antagonisme et complémentarité sont deux pôles d'une même réalité complexe. L'antagonisme au-delà de certains seuils et processus, devient désorganisationnel: mais, même devenu désorganisationnel, il peut constituer la condition de réorganisations transformatrices.

Le principe systémique d'antagonisme devient de plus en plus actif, troublant, quand on s'élève au niveau de la complexité des systèmes vivants. Le principe n'est plus seulement figé, statique, il est lié à la dynamique des interactions/ rétroactions internes et externes. Plus est riche la complexité vivante, plus la relation antagonisme /complémentarité devient mouvante et instable, plus elle entraîne des phénomènes de " crises " lesquelles désorganisatrices du fait de la transformation des différences en opposition, des complémentarités en antagonismes, peuvent susciter des réorganisations évolutives.

LA COMPLEXITE THEORIQUE DE LA CRISE

Nous venons, à partir de la notion d'antagonismes, de traverser le niveau systémique, puis le niveau cybernétique (régulation, homéostasie) puis le niveau néguentropique (réorganisation permanente, développement de la complexité) des phénomènes historico-sociaux. Et, dès le premier niveau, il y a complexité. Complexité, qu'est-ce-à-dire? Le terme ici ne signifie pas seulement complication empirique, dans les interactions et interrelations, il signifie que les interrelations et les interactions portent en elles un principe de complexité théorique et logique, puisqu'il faut considérer ensemble organisation et désorganisation, complémentarité et antagonisme, au lieu de les disjoindre et les opposer purement et simplement. La complexité, selon notre conception, est ce qui nous contraint à associer des notions qui apparemment devraient s'exclure, de façon à la fois complémentaire, concurrente et antagoniste. Toute organisation, c'est-à-dire tout système, porte en lui cette complexité puisque les relations internes entre constituants, entre le tout et les parties sont à la fois complémentaires, concurrentes (virtuellement ou actuellement) et antagonistes (virtuellement dans les systèmes dits " clos ", n'opérant pas d'échanges énergétiques /matériels avec l'extérieur, actuellement dans les autres systèmes).

Or, c'est dans les sociétés historiques que s'épanouit pleinement la problématique de la relation de complémentarité /concurrence /antagonisme entre l'organisation et l'anti-organisation. Les systèmes sociaux modernes sont, en tant tels, faiblement intégrés (certains ont pu même dire que ce n'était pas des systèmes, mais des enchevêtrements interférents de systèmes), et les relations entre individus, groupes, classes, partis, ethnies oscillent diversement entre activités complémentaires et activités antagonistes (les États autoritaires, surtout dans leurs variantes totalitaires, tendent sans arrêt à anéantir les antagonismes et les désordres -par la répression, le camp de concentration, la liquidation physique des porteurs d'antagonismes et de désordre- au lieu d'utiliser leurs virtualités organisationnelles dans le sens de la complexité). Voici un premier niveau où peut se nourrir le concept de crise.

Au second niveau, qui est cybernétique, le propre des sociétés historiques, et singulièrement modernes, est de constituer des enchevêtrements, des polypiers, des régulations mutuelles en utilisant les antagonismes eux-mêmes. Dans de telles sociétés, des feed-back positifs (comme la croissance économique) deviennent des régulateurs sociaux (atténuant des tensions à l'intérieur de la société), tout en demeurant à de multiples niveaux des feed-back positifs, développant des sources de désordres, donc de crise: ainsi la croissance économique, suscite de nouveaux besoins, crée de nouvelles tensions, en réveille d'anciennes; elle crée les conditions de crises et de conflits pour la possession des ressources énergétiques, elle crée les conditions des crises écologiques, lesquelles à leur tour, etc.

Ainsi nous avons un second niveau qui nourrit le concept de crise: le niveau cybernétique des homéostasies multiples, des jeux complexes entre feed-back positifs (facteurs de croissance, de développement, transformant les déviances en contre-tendances, tendances, puis finalement en nouveaux noyaux organisationnels) et feed-back négatifs. Dès lors, tout accroissement dans une oscillation, une fluctuation, tout blocage, retard, toute insuffisance dans une régulation peuvent devenir facteurs de crises, entraînant destructurations en chaîne...

Au troisième niveau, celui de la néguentropie, le problème central est celui de la réorganisation permanente, elle-même liée à la désorganisation permanente, c'est-à-dire à la présence nécessaire, à la fois vitale et mortelle (complexe donc) du désordre au sein des organisations néguentropiques. De tels systèmes ne peuvent se subsister et se développer qu'avec et par les échanges avec le milieu (en matière, énergie, mais aussi en organisation et en information); dépendant du milieu dans et par leur autonomie relative (encore un trait de complexité), ils sont soumis, par là même aux aléas écologiques, aux perturbations phénoménales issues du monde extérieur. Ainsi ils portent en eux du désordre et de l'aléa, ils les produisent (de par la consommation d'énergie qui accroît l'entropie) et les reçoivent de l'extérieur. De tels systèmes ne peuvent évidemment, subsister, c'est-à-dire refouler du désordre, intégrer du désordre, utiliser du désordre que grâce à un principe auto-référent d'organisation, comportant un dispositif génératif (le " code génétique " inscrit dans l'ADN des individus vivants, l'ensemble des règles socio-culturelles, des normes, savoirs et savoir- faire d'une société) et un dispositif phénoménal.

C'est pour cela que je dis de tels systèmes qu'ils sont auto (géno-phéno)-éco-ré-organisateurs.

Or de tels systèmes, à partir des aléas/désordres internes et externes, et surtout de leurs interférences, sont ceux où apparaissent ces phénomènes complexes nommés crises. Ainsi se révèle le troisième niveau de complexité qui non seulement nourrit, mais permet l'émergence du concept de crise.

Tel est le minimum nécessaire (et non suffisant) sans lequel la théorie de la société serait non seulement unidimensionnelle, mais irréelle, et sans lequel il n'y a pas de théorie possible de la crise.

LES COMPOSANTES DU CONCEPT DE CRISE

Le concept de crise, comme tout concept molaire, est en fait constitué par une constellation de notions interrelationnées.

1. L'idée de perturbation

L'idée de perturbation est la première que fasse surgir le concept de crise. Cette idée est en fait à double visage. D'une part, en effet ce peut être l'événement, l'accident, la perturbation extérieure qui déclenche la crise. Et, dans ce sens, les sources de crise peuvent être très diverses: mauvaise récolte, invasion suivie de défaite, etc. Mais plus intéressantes, sont non pas les perturbations originaires de crises, mais les perturbations issues de processus apparemment non perturbateurs. Souvent, ces processus apparaissent comme la croissance trop grande, ou rapide d'une valeur ou variable par rapport aux autres: croissance " excessive " d'une population par rapport aux ressources dans un milieu donné (et, souvent en écologie animale, c'est avant même la raréfaction des ressources, le franchissement d'un certain seuil de densité démographique qui provoque des perturbations " crisiques " dans les comportements), ou, comme on disait en économie classique, croissance excessive de l'offre par rapport à la demande.

Quand on considère en termes systémiques ces types de processus, on voit que l'accroissement quantitatif crée un phénomène de surcharge: le système devient incapable de résoudre les problèmes qu'il résolvait en deçà de certains seuils. Il faudrait qu'il puisse se transformer. Mais une telle transformation, il ne peut la concevoir ou l'effectuer. Ou bien la crise naît d'une situation de double-bind, c'est-à-dire double coincement où le système coincé entre deux exigences contraires, est paralysé, perturbé et déréglé.

Plus largement, la perturbation de crise peut être envisagée comme conséquence de surcharges ou double-bind, où le système se trouve confronté avec un problème qu'il ne peut résoudre selon les règles et normes de son fonctionnement et de son existance courantes. Dès lors, la crise apparaît comme une absence de solution (phénomènes de dérèglement et désorganisation) pouvant du coup susciter une solution (nouvelle régulation, transformation évolutive).

Il est clair, dès lors, que ce qui est important pour le concept de crise, ce n'est pas tant la perturbation externe qui effectivement dans certains cas déclenche un processus de crise; c'est la perturbation interne, à partir de processus apparemment non perturbateurs. Et la perturbation interne, provoquée par surcharge ou double-bind, va se manifester essentiellement comme défaillance dans la régulation, décadence d'une homéostasie, c'est-à-dire comme dérèglement. La vraie perturbation de crise est le dérèglement. Elle est au niveau des règles d'organisation d'un système, elle est au niveau, non seulement des événements phénoménaux extérieurs dans lequel est immergé écologiquement le système, mais de son organisation même, dans ce qu'elle a de génératif et régénérateur.

Le dérèglement organisationnel va donc se traduire par disfonction là où il y avait fonctionnalité, rupture là où il y avait continuité, feed-back positif, là où il y avait feed-back négatif, conflit là où il y avait complémentarité...

2. L'accroissement des désordres et des incertitudes

Tout système vivant, et singulièrement tout système social comporte du désordre en son sein, et il fonctionne malgré le désordre, à cause du désordre, avec le désordre, ce qui signifie qu'une partie du désordre est refoulée, vidangée, corrigée, transmutée, intégrée.

Or la crise est toujours une régression des déterminismes, des stabilités, et des contraintes internes au sein d'un système, toujours donc une progression des désordres, des instabilités, et des aléas.

Cela entraîne une progression des incertitudes: la régression des déterminismes entraîne une régression de la prédiction. L'ensemble du système touché par la crise entre dans une phase aléatoire, où les formes que prendront son avenir immédiat sont incertaines. Bien entendu une nouvelle prévisibilité, à un second degré, est possible dans certaines conditions: ainsi par exemple, à supposer que dans une société donnée s'ouvre une période de " désordres " économico-politiques en chaîne, la prévisibilité au jour le jour s'affaiblit considérablement, mais il est prévisible qu'une solution autoritaire s'imposera, solution que l'on peut prévoir en étudiant les rapports de force, de stratégie dans ladite société et son environnement.

3. Blocage/déblocage

Ce qui est remarquable, c'est que le déferlement des désordres est associé à la paralysie et la rigidification de ce qui constituait la souplesse organisationnelle du système, ses dispositifs de réponse, de stratégie, de régulation. tout se passe comme si la crise annonçait deux formes de mort qui effectivement conjuguées constituent la mort des systèmes néguentropiques: la décomposition, c'est-à-dire la dispersion et le retour au désordre des éléments constitutifs d'une part, la rigidité cadavérique, c'est-à-dire le retour aux formes et causalités mécaniques d'autre part.

Ce second aspect, de rigidification, se manifeste par le blocage de ce qui, jusqu'alors, assurait la réorganisation permanente du système, au premier chef le blocage des dispositifs de rétroaction négative annulant les déviances et perturbations.

Or ce blocage dans les dispositifs de réorganisation permanente suscite ou permet le déblocage de potentialités ou réalités inhibées. En effet, le blocage organisationnel correspond à une levée des contraintes pesant sur les composants et les processus constituant le système.

Une fois encore, le caractère central de la crise n'est pas seulement dans l'explosion, le surgissement du désordre, de l'incertitude, il est dans la perturbation/ blocage subie par l'organisation/réorganisation, il est dans le dérèglement, la dérégulation. Et plus la crise est " profonde " (crise de " civilisation ") plus il faut chercher le nœud de la crise dans quelque chose de profond et d'occulte au jeu du dispositif de la régulation.

Le " déblocage " de crise se manifeste sous des aspects divers, en fait inséparables les uns des autres. Énumérons-les ici, sans qu'énumération signifie hiérarchie.

4. (Déblocage). Développement des feed-back positifs

Les perturbations de crise mettent en jeu des forces qui aggravent les fluctuations ait lieu de les corriger. Le feed-back positif est le processus rétroactif à partir duquel la déviation au lieu d'être annulée s'entretient, s'accentue et s'amplifie d'elle-même. Aussi le développement des feed-back positifs se manifeste par :

- la transformation rapide d'une déviance en tendance antagoniste ou contre-tendance,

- des phénomènes démesurés ou disproportionnés de croissance ou de décroissance de tel ou tel élément ou facteur,

- des processus rapides marqués par cette démesure (ubris) et pouvant éventuellement propager de façon vertigineuse une désintégration en chaîne (runaway).

Dans ce sens, le temps de la crise est le temps d'accélération, d'amplification, de propagation épidémique, de morphogenèse (constituant et développement de formes nouvelles à partir des déviances).

5. (Déblocage). Transformation des complémentarités en concurrences et antagonismes

Dans ces processus, les antagonismes virtuels tendent à devenir manifestes, tandis que les complémentarités manifestes tendent à se virtualiser.

Ainsi en est-il des relations entre individus, groupes, classes. Ces processus sont complexes : en eux jouent en même temps, et diversement le " chacun pour soi ", le " chacun pour tous " et le " chacun contre chacun ", le " tous contre tous "), avec des alliances et des coalitions d'autant plus temporaires et aléatoires que la crise est profonde et s'accélère.

6. (Déblocage): Accroissement et manifestations des caractères polémiques

Tout ce que nous venons d'énoncer nous montre bien que les caractères antagonistes latents ou virtuels propres à toute organisation, et singulièrement à toute organisation néguentropique et plus particulièrement encore à toute organisation sociale historique, émergent, s'actualisent, se manifestent, se déchaînent. Partout le caractère conflictuel tend à s'accroître, voire à devenir dominant (une crise peut dériver en guerre civile, ou se transformer en guerre extérieure).

C'est dire que la crisologie peut fournir au chercheur un guide pour déceler les composants d'une crise mais non pas une "technique " d'analyse. Chaque crise nécessite l'étude concrète de sa complexité propre. Les conflits se multiplient non seulement au niveau des individus, groupes, classes, mais entre les dispositifs de contrôle /régulation et les processus déviants /néo-tendanciels. On voit bien ici que l'idée de crise ne peut se réduire à l'idée de conflit interne au sein d'un système, mais qu'elle porte en elle la possibilité, la multiplication, l'approfondissement, le déclenchement de conflits.

7. Déblocage/ reblocage : la multiplication des double-bind

Au niveau des instances de contrôle et de pouvoir, les double-bind se multiplient: le pouvoir ne peut ni tolérer ni réprimer le déferlement des désordres, des déviances et des antagonismes. Mais les individus ou groupes qui participent à la crise peuvent eux-mêmes atteindre des seuils au-delà desquels la satisfaction de leurs exigences risque, en même temps, de par les périls accrus concernant l'existence du système voire leur existence propre, d'aboutir à l'anéantissement de leurs exigences. Ce ne sont pas les dispositifs de pouvoir /contrôle seulement qui affrontent des double-bind, ce sont aussi les revendicateurs dont les stratégies d'action doivent, dans l'incertitude et les risques du développement de la crise, rencontrer des "contradictions " (Le lien entre crise et double-bind peut être appréhendé de manière simplifiée sur deux exemples, l'un strictement cybernétique, l'autre biologique. Le premier concerne la tortue électronique de Grey Walter, dont le comportement lorsqu'on lui établit des quasi-réflexes conditionnés contradictoires, devient " névrotique " c'est-à-dire incohérent ou bloqué. Le second concerne les expériences où l'on fait subir un " double bind " à un animal. Prenons une expérience pratiquée sur le chat. Soit un souffle d'air chaud (dont le chat a horreur) qui se trouve associé à une présentation de nourriture (dont le chat a le désir). Au bout d'un certain temps, la double présentation déclenche des phénomènes d'anxiété, des indispositions psychosomatiques, des aberrations sexuelles, des inhibitions, aversions, phobies, des suspicions, des combats contre un ennemi imaginaire, des conduites ritualisées. Cet exemple permet de voir, non seulement le caractère multiple et multidimensionnel du dérèglement en chaîne, c'est-à-dire la variété des effets de crise, mais aussi déjà des formes " crisiques à de réponse, c'est-à-dire rituelles ou mythiques -la lutte contre l'ennemi imaginaire-.)

8. Le déclenchement d'activités de recherches

Plus la crise s'approfondit et dure, plus elle suscite une recherche de solutions de plus en plus radicales et fondamentales. La crise a donc toujours un aspect d'éveil. Elle montre que ce qui allait de soi, ce qui semblait fonctionnel, efficace, comporte au moins des carences et des vices. D'où le déclenchement d'un effort de recherche, qui peut aboutir à telle technique, telle invention, telle formule nouvelle juridique ou politique, laquelle innovation réformera le système et fera désormais partie intégrante de ses dispositifs et stratégies de réorganisation. La recherche peut aller au-delà de la réforme et entraîner une restructuration, une " révolution " comme on dit qui soit capable de constituer sur des bases nouvelles voire une complexité plus grande, un " méta-système " qui puisse dépasser le double-bind fondamentaux révélant les limites et carences du système antécédent.

Il y a donc dans toute crise, un déblocage des activités intellectuelles, dans la formation d'un diagnostic, dans la correction d'une connaissance trop insuffisante ou faussée, dans la contestation d'un ordre établi ou sacralisé, dans l'innovation et la création.

Il y a donc, en même temps qu'une destructivité en action dans une crise qui s'approfondit (entrée en virulence des forces de désordre, de dislocation, de désintégration) une créativité en action. La crise libère en même temps des forces de mort et des forces de régénération. D'où son ambiguïté radicale.

9. Les solutions mythiques et imaginaires

Mais l'ambiguïté naîtra sur un autre plan, au sein même du processus de recherche. La recherche de solution prend des aspects magiques, mythiques, rituels. En même temps que les activités intellectuelles critiques, les processus magiques se déploient. On cherche à isoler, circonscrire la culpabilité, et à immoler, liquider le mal en sacrifiant le ou les " coupables ". La recherche des responsabilités se sépare dès lors en deux branches antagonistes, l'une qui cherche à reconnaître la nature même du mal, l'autre qui cherche le bouc émissaire à immoler, et bien sûr, il y a multiplication de coupables imaginaires, le plus souvent marginaux ou minoritaires.

Il faut les chasser comme des corps étrangers et/ou les détruire comme des agents infectieux. Ainsi la recherche de solution se déverse, et se dévie dans le sacrifice rituel. En même temps, les malaises, malheurs, périls de crise suscitent comme en contre-choc de grandes espérances d'avenir meilleur, de solution finale et radicale, et l'espoir absolu; le messianisme de salut vient gonfler, amplifier, déployer dans la crise la dimension mythologique, déjà présente dans toutes affaires humaines.

10. La dialectisation de toutes ces composantes

J'ai ici, de façon abstraite, isolé relativement quelques-unes des composantes de la crise; toutefois il est bien clair que la crise est non seulement l'ensemble de ces composantes, mais aussi leurs interactions, leurs combinaisons, le jeu à la fois complémentaire concurrent et antagoniste de ces processus et phénomènes, c'est-à-dire, leur dialectisation.

La crise, c'est à la fois les blocages et les déblocages, les jeux des feed-back négatifs et positifs, les antagonismes et les solidarités, les double-bind, les recherches pratiques et magiques, les solutions au niveau physique et au niveau mythologique.

Le concept de crise est donc extrêmement riche; plus riche que l'idée de perturbation; plus riche que l'idée de désordre; portant en lui perturbations, désordres, déviances, antagonismes, mais pas seulement; stimulant en lui les forces de vie et les forces de mort, qui deviennent, ici encore, plus encore qu'ailleurs les deux faces du même phénomène. Dans la crise sont simultanément stimulés les processus quasi " névrotiques " (magiques, rituels, mythologiques) et les processus inventifs et créateurs. Tout cela s'enchevêtre, s'entrecroise, s'entre-combat, s'entre-combine... Et le développement, l'issue de la crise sont aléatoires non seulement parce qu'il y a progression du désordre, mais parce que toutes ces forces, ces processus, ces phénomènes extrêmement riches s'entre-influent et s'entre-détruisent dans le désordre.

CRISE ET TRANSFORMATIONS.

1. De l'action

La crise met en mouvement des processus désordonnés qui peuvent devenir déchaînés. Dans ces conditions, l'action, qui se fonde sur la prévisibilité et la mise en œuvre de déterminismes, se trouve quasi étouffée. Mais sous un autre angle, l'action se trouve stimulée. En situation normale, la prédominance des déterminismes et des régularités ne permet l'action qu'entre des marges extrêmement étroites, et allant dans le sens de ces déterminismes et régularités. Par contre, la crise crée des conditions nouvelles pour l'action. De même que la stratégie militaire ne peut se déployer que dans le cadre aléatoire des batailles, de même que toute situation aléatoire permet les coups d'audace dans les stratégies de jeux, y compris les jeux de la politique, de même la situation de crise, de par ces incertitudes et aléas, de par la mobilité des forces et des formes en présence, de par la multiplication des alternatives, crée des conditions favorables au déploiement des stratégies audacieuses et inventives, favorables à ce caractère propre à toute action: la décision entre divers comportements ou diverses stratégies possibles. Des décisions, à des moments d'acmé, de tout ou rien, prises par un nombre très restreint d'individus, voire un seul individu (alea jacta est) peuvent entraîner des conséquences irréversibles et incalculables sur tout le processus. Dans ce sens également la crise est tributaire de l'aléa: à certains de ses moments-carrefours, il est possible à une minorité, à une action individuelle, de faire basculer le développement dans un sens parfois hautement improbable. L'amplification du rôle de l'action individuelle et l'amplification du rôle de l'aléa vont de pair, sont les deux faces du même phénomène.

2. Le changement : progressions/régressions

La crise porte en elle, en ce qui concerne les sociétés historiques, non seulement la potentialité du retour au statu quo ante (par résorption de la perturbation), non seulement la potentialité de désintégration du système en tant que système (une société peut se scinder, se dissocier), non tant la possibilité de désintégration totale (une société historique est relativement increvable, et seul un génocide, une atteinte mortelle à son éco-système, peut radicalement la désintégrer), mais aussi et surtout, des possibilités de changement. Ces changements peuvent être locaux, de détail; mais ils peuvent constituer des transformations au cœur de l'organisation sociale même, et les plus profonds concernant évidemment l'organisation générative de la société, qui régénère sans cesse l'organisation phénoménale (ce qu'on appelle, en idiome vulgaire des sciences sociales, la " structure ").

Le caractère incertain et le caractère ambigu de la crise font que son issue est incertaine. Comme la crise voit le surgissement conjoint des forces de désintégration et de régénération (de " mort " et de " vie "), comme elle met en œuvre des processus " sains " (la recherche, la stratégie, l'invention) et " pathologiques " (le mythe, la magie, le rite) comme à la fois elle éveille et endort, la crise peut avoir une issue régressive ou progressive.

Régressive - le système perd en complexité, en souplesse: la régression se manifeste le plus souvent par la perte des qualités les plus riches, des libertés, qui sont en même temps les caractères les plus fragiles et les plus récents, et par la consolidation des structures les plus primitives ou rigides (Ainsi, dans la solution régressive, on liquidera physiquement les déviances, même potentielles, on anéantira dans l'œuf toute possibilité de tendances critiques ou antagonistes, on dénoncera et punira les coupables, on résoudra les problèmes à travers des discours litaniques et des cérémonies rituelles.). Progressive: le système acquiert des qualités et des propriétés nouvelles, c'est-à-dire une complexité plus grande.

Ici s'éclaire le double visage de la crise: risque et chance, risque de régression, chance de progression. C'est que la crise met en œuvre et nécessairement l'un par l'autre, désorganisation et réorganisation; toute désorganisation accrue porte effectivement en elle le risque de mort, mais aussi la chance d'une nouvelle réorganisation, d'une création, d'un dépassement. Comme l'a dit Mac Luhan " breakdown is a potentiel breakthrough ". Le double bind qui bloque le système ouvre en même temps le processus de constitution d'un méta-système qui résoudra les contradictions insurmontables et les antagonismes destructeurs du premier, ce qui ne l'empêchera pas d'avoir ses propres antagonismes et contradictions.

Dans les sociétés historiques, il est fréquent qu'une crise trouve une solution à la fois progressive et régressive, selon les niveaux: des progrès économiques peuvent correspondre à des régressions politiques, et vice versa.

3. Théorie de la crise et théorie de l'évolution.

La crise n'est pas nécessairement évolutive; elle peut se résorber en un retour au statu quo. Mais la crise est potentiellement évolutive.. Elle porte en elle à l'état naissant les caractères de l'évolution. Pour le comprendre, il faut se défaire une fois pour toutes de l'idée que l'évolution est un processus fleuve frontal et continu. Toute évolution naît toujours d'événements /accidents, de perturbations qui donnent naissance à une déviance, qui devient tendance, laquelle entre en antagonisme au sein du système, entraîne des désorganisations /réorganisations plus ou moins dramatiques ou profondes. L'évolution peut donc être conçue comme un chapelet de désorganisations/organisations quasi critiques.

La crise est donc un micro-cosme de l'évolution. C'est une sorte de laboratoire pour étudier comme in vitro les processus évolutifs.

Nous sommes dans des sociétés en évolution permanente et rapide, et dont la complexité est telle qu'elle s'accompagne de beaucoup d'instabilités et de désordres. Aussi aujourd'hui ne savons-nous pas si à partir d'un certain moment, l'évolution permanente n'est pas aussi crise permanente. Mais, du coup, nous pouvons différencier les deux concepts parce que la crise n'est pas permanente. La crise se manifeste entre certains seuils temporels. Il faut un avant et un après plus ou moins "normaux" : la crise stricto sensu se définit toujours par rapport à des périodes de stabilité relative. Sinon la notion de crise se noierait dans celle d'évolution. Dès lors, comme l'évolution a toutefois un aspect crisique, on peut dire que toute évolution comporte une composante crisique, et peut être conçue comme un chapelet irréversible de crises.

VERS UNE CRISOLOGIE ?

Nous croyons en la possibilité et l'utilité d'une crisologie. Celle-ci devrait comporter une méthode d'observation quasi clinique, elle-même liée à une déontologie : les " crisis centers " ne doivent pas être seulement médicaux, ils pourraient s'étendre à tous les domaines; les maisons de la culture devraient être des crisis centers, non des offices de spectacles. Mais la méthode d'observation/ intervention doit être liée à une théorie. Répétons : il n'y a pas de théorie crisique possible sans théorie de l'auto-(géno-phéno)-éco-ré-organisation.

J'espère avoir montré qu'on peut élever la crise au niveau d'un macro-concept riche, complexe, portant en lui-même une constellation de concepts. Le fait que nous soyons amené à introduire l'incertitude, l'aléa, et l'ambiguïté dans le concept de crise correspond, non à une régression théorique, mais, comme partout où a pénétré l'incertitude et l'ambiguïté, à une régression de la connaissance simple, de la théorie simple, ce qui permet une progression de la connaissance complexe et de la théorie complexe.

En effet, nous pouvons mieux comprendre l'intuition marxienne et l'intuition freudienne selon quoi la crise est à la fois un révélateur et un effecteur. On voit mieux en effet comment la crise révèle ce qui était caché, latent, virtuel au sein de la société (ou de l'individu): les antagonismes fondamentaux, les ruptures sismiques souterraines, le cheminement occulte des nouvelles réalités ; et en même temps la crise nous éclaire théoriquement sur la part immergée de l'organisation sociale, sur ses capacités de survie et de transformation.

Et c'est sur ce point que la crise est quelque chose d'effecteur. Elle met en marche, ne serait-ce qu'un moment, ne serait-ce qu'à l'état naissant, tout ce qui peut apporter changement, transformation, évolution.

Il est de plus en plus étrange que la crise, devenant une réalité de plus en plus intuitivement évidente, un terme de plus en plus multiplement employé, demeure un mot aussi grossier et creux ; qu'au lieu d'éveiller, il contribue à endormir (l'idée de " crise de civilisation " ), est ainsi devenue complètement soporifique, alors qu'elle comporte une vérité inquiétante); ce terme diagnostic a perdu toute vertu explicative. Il s'agit aujourd'hui d'approfondir la crise de la conscience pour enfin faire émerger la conscience de la crise. La crise du concept de crise est le début de la théorie de la crise.

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LA TETE BIEN FAITE

(Repenser le réforme, réformer la pensée)

Edgar MORIN – Edit. du Seuil 1999

 ...

Chap. 1 - LES DEFIS

Il y a inadéquation de plus en plus ample, profonde et grave entre nos savoirs disjoints, morcelés, compartimentés entre disciplines, et d’autre part des réalités ou problèmes de plus en plus polydisciplinaires, transnationaux, globaux planétaires.

Dans cette situation deviennent invisibles:

- les ensembles complexes,

- les interactions et rétroactions entre parties et tout,

- les entités multidimensionnelles,

- les problèmes essentiels.

De fait l’hyper-spécialisation (1) ainsi que l’essentiel (qu’elle dissout). Or les problèmes essentiels ne sont jamais parcellaires, et les problèmes globaux sont de plus en plus essentiels. De plus en plus, tous les problèmes particuliers ne peuvent être posés correctement que dans leur contexte, et le contexte de ces problèmes lui-même doit être posé de plus en plus dans le contexte planétaire.

En même temps le découpage des disciplines rend incapable de saisir " ce qui est tissé ensemble ", c’est-à-dire, selon le sens originel du terme, le complexe.

Le défi de la globalité et donc en même temps un défi de complexité. En effet, il y a complexité lorsque sont inséparables les composants différents constituants un tout (comme l’économique, le politique, le sociologique, le psychologique, l’affectif, le mythologique) et qu’il y a tissu interdépendant, inter-actif et inter-rétroactif entre les parties et le tout, le tout et les parties. Or les développements propres à notre siècle et à notre ère planétaire nous affrontent de plus en plus souvent et de plus en plus inéluctablement aux défis de la complexité.

Comme l’ont dit Aurélio Peccei et Daisaku Ikeda : " L’approche réductionniste qui consiste à s’en remettre à une seule série de facteurs pour régler la totalité des problèmes posés par la crise multiforme que nous traversons actuellement est moins une solution que le problème lui-même. " (2)

Effectivement l’intelligence qui ne sait que séparer brise le complexe du monde en fragments disjoints, fractionne les problèmes, unidimensionnalise le multidimensionnel. Elle atrophie les possibilités de compréhension et de réflexion, éliminant aussi les chances d’un jugement correctif ou d’une vue à long terme. Son insuffisance pour traiter nos problèmes les plus graves constitue un des problèmes les plus graves que nous affrontons. Ainsi, plus les problèmes deviennent multidimensionnels, plus il y a incapacité à penser leur multidimensionnalité ; plus progresse la crise, plus progresse l’incapacité à penser la crise ; plus les problèmes deviennent planétaires, plus ils deviennent impensés. Une intelligence incapable d’envisager le contexte et le complexe, rend aveugle, inconscient et irresponsable.

Ainsi les développements disciplinaires des sciences n’ont pas apporté que des avantages de la division du travail, ils ont aussi apporté les inconvénients de la sur-spécialisation, du cloisonnement et du morcellement du savoir. Ils n’ont pas produit que de la connaissance et de l’élucidation, ils ont produit aussi de l’ignorance et de l’aveuglement.

Au lieu d’opposer des correctifs à ces développements, notre système d’enseignement leur obéit. Il nous apprend dès l’école primaire à isoler les objets (de leur environnement), à séparer les disciplines (plutôt que de reconnaître leur solidarités), à disjoindre les problèmes, plutôt qu’à relier et intégrer. Il nous enjoint de réduire le complexe au simple, c’est-à-dire de séparer ce qui est lié, de décomposer et non de recomposer, d’éliminer tout ce qui apport désordres ou contradictions dans notre entendement (3)

Dans ces conditions, les jeunes esprits perdent leurs aptitudes naturelles à contextualiser les savoirs, et à les intégrer dans leurs ensembles.

Or la connaissance pertinente est celle qui est capable de situer toute information dans son contexte, et si possible dans l’ensemble où elle s’inscrit. On peut même dire que la connaissance progresse principalement, non par sophistication, formalisation et abstraction, mais par capacité à contextualiser et à globaliser. Ainsi, la science économique est la science humaine la plus sophistiquée et la plus formalisée. Pourtant les économistes sont incapables de s’accorder sur leurs prédictions, qui sont souvent erronées. Pourquoi ? Parce que la science économique s’est isolée des autres dimensions humaines et sociales qui lui sont inséparables. Comme le dit Jean-Paul Fitoussi (4), " beaucoup de disfonctionnements, aujourd’hui, procèdent d’une même défaillance de la politique économique : le refus d’affronter la complexité "... La science économique est de plus incapable d’envisager ce qui n’est pas quantifiable, c’est-à-dire les passions et le besoins humains. Ainsi l’économie est à la fois la science la plus avancée mathématiquement et la plus arriérée humainement. Hayek l’avait dit : " Personne ne peut être un grand économiste qui soit seulement un économiste. " Il ajoutait même qu’  " un économiste qui n’est qu’économiste devient nuisible et peut constituer un véritable danger ".

Nous devons donc penser le problème de l’enseignement d’une part à partir de la considération des effets de plus en plus graves de la compartimentation des savoirs et de l’incapacité de les articuler les uns aux autres, d’autre part à partir de la considération que l’aptitude à contextualiser et à intégrer est une qualité fondamentale de l’esprit humain qu’il s’agit de développer plutôt que d’atrophier.

Derrière le défi du global et du complexe, se cache un autre défi, celui de l’expansion incontrôlé du savoir. L’accroissement ininterrompu des connaissances édifie une gigantesque tour de Babel, bruissant de langages discordants. La tout nous domine parce que nous ne savons pas dominer nos savoirs. T.S. Elliot disait : " Où est la connaissance que nous perdons dans l’information ? " La connaissance n’est connaissance qu’en tant qu’organisation, mise en relation et en contexte des informations. Les informations constituent des parcelles de savoirs dispersées. Partout, dans les sciences comme dans les médias, nous sommes submergés par les informations. Le spécialiste de la plus étroite discipline ne peut même pas arriver à prendre connaissance des informations consacrées à son domaine. De plus en plus, la gigantesque prolifération de connaissances échappe au contrôle humain.

De plus, comme nous l’avons dit, les connaissances morcelées ne servent qu’à des utilisations techniques. Elles n’arrivent pas à se conjuguer pour nourrir une pensée qui puisse considérer la situation humaine, au sein de la vie, sur terre, dans le monde, et qui puisse affronter les grands défis de notre temps. Nous n’arrivons pas à intégrer nos connaissances pour la conduite de nos vies. D’où le sens de la seconde partie de la phrase d’Elliot: " Où est la sagesse que nous perdons dans la connaissance ? "

Les trois défis que nous venons de relever nous conduisent au problème essentiel de l’organisation du savoir, ce que nous allons considérer dans le prochain chapitre. Relevons ici les défis en chaîne qui résultent de ces trois défis.

Le défi culturel

La culture est désormais non seulement découpée en pièces détachées mais aussi brisée en deux blocs. La grande disjonction entre la culture des humanités et la culture scientifique, commencée au siècle dernier et aggravée dans le nôtre, entraîne de graves conséquences pour l’une et pour l’autre. la culture humaniste est une culture générique, qui, via la philosophie, l’essai, le roman, nourrit l’intelligence général, affronte les grandes interrogations humaines, stimule la réflexion sur le savoir et favorise l’intégration personnelle des connaissances. La culture scientifique, de nature tout autre, sépare les champs de connaissances ; elle suscite d’admirables découvertes, de géniales théories, mais non une réflexion sur le destin humain et sur le devenir de la science elle-même. La culture des humanités tend à devenir comme un moulin privé du grain des acquis scientifiques sur le monde et sur la vie qui devrait alimenter ses grandes interrogations ; la seconde, privée de réflexivité sur les problèmes généraux et globaux devient incapable de se penser elle-même et de penser les problèmes sociaux et humains qu’elle pose.

Le monde technique et scientifique ne voit que comme ornement ou luxe esthétique la culture des humanités, alors que celle-ci favorise ce que Simon appelait le general problem solving, c’est-à-dire l’intelligence générale que l’esprit humain applique aux cas particuliers. Le monde des humanités ne voit dans la science qu’un agrégat de savoirs abstraits ou menaçants.

Le défi sociologique

Le terrain soumis aux trois défis s’étend sans cesse avec l’accroissement des caractères cognitifs des activités économiques, techniques, sociales, politiques, notamment avec les développements généralisés et multiples du système neuro-cérébral artificiel nommé improprement informatique, qui se met en symbiose avec toutes nos activités. Aussi, de plus en plus :

- l’information est une matière première que la connaissance doit maîtriser et intégrer ;

- la connaissance doit être en permanence révisée par la pensée ;

- la pensée est plus que jamais le capital le plus précieux pour l’individu et la société.

Le défi civique

L’affaiblissement d’une perception globale conduit à l’affaiblissement du sens de la responsabilité, chacun tendant à n’être responsable que de sa tâche spécialisée, ainsi qu’à l’affaiblissement de la solidarité, chacun ne percevant plus son lien organique avec sa cité et ses concitoyens.

Il y a un déficit démocratique croissant dû à l’appropriation par les experts, spécialistes, techniciens d’un nombre croissant de problèmes vitaux.

Le savoir est devenu de plus en plus ésotérique (accessible aux seuls spécialistes) et anonyme (quantitatif et formalisé). De même la connaissance technique est réservée aux experts, dont la compétence dans un domaine clos s’accompagne d’une incompétence lorsque ce domaine est parasité par des influences extérieures ou modifié par un événement nouveau. Dans de tells conditions, le citoyen perd le droit à la connaissance. Il a le droit d’acquérir un savoir spécialisé en faisant les étude ad hoc, mais il est dépossédé en tant que citoyen de tout point de vue englobant et pertinent. S’il est encore possible de discuter au café du commerce de la conduite du char de l’Etat, il n’est plus possible de comprendre ce qui déclenche le krach asiatique comme ce qui empêche ce krach de provoquer une crise économique majeure, et du reste les experts eux-mêmes sont profondément divisés sur le diagnostic et la politique économique à suivre. S’il était possible de suivre la Seconde Guerre mondiale avec des petits drapeaux sur la carte, il n’est pas possible de concevoir les calculs et les simulations des ordinateurs qui effectuent les scénarios de la guerre future. L’arme atomique a totalement dépossédé le citoyen de la possibilité de la penser et de la contrôler. Son utilisation est livrée à la décision personnelle du seul chef de l’Etat, sans consultation d’aucune instance démocratique régulière. Plus la politique devient technique, plus la compétence démocratique régresse.

La continuation du processus techno-scientifique actuel, processus du reste aveugle qui échappe à la conscience et à la volonté des scientifiques eux-mêmes, conduit à une régression forte de démocratie. Ainsi, tandis que l’expert perd l’aptitude à concevoir le global et le fondamental, le citoyen perd le droit à la connaissance. Dès lors, la dépossession du savoir, très mal compensée par la vulgarisation médiatique, pose le problème historique désormais capital de la nécessité d’une démocratie cognitive.

Il est actuellement impossible de démocratiser un savoir cloisonné et ésotérisé par nature. Mais ne serait-il pas désormais possible d’envisager une réforme de pensée qui permettrait d’affronter le formidable défi qui nous enferme dans l’alternative suivante : ou bien subir le bombardement d’innombrables informations qui nous arrivent en pluie quotidiennement par les journaux, radios, télvisions, ou bien nous confier à des doctrines qui ne retiennent des informations que ce qui les confirme ou leur est intelligible, rejetant comme erreur ou illusion tout ce qui les dément ou ;leur est incompréhensible. Ce problème se pose non seulement pour la connaissance du monde au jour le jour, mais aussi pour la connaissance de toutes choses humaines et pour la connaissance scientifiques elle-même.

Le défi des défis

Un problème crucial de notre temps est celui de la nécessité de relever tous les défis interdépendants que nous venons de recenser.

C’est la réforme de pensée qui permettrait le plein emploi de l’intelligence pour répondre à ces défis et qui permettrait la liaison des deux cultures disjointes. Il s’agit d’une réforme, non pas programmatique, mais paradigmatique, qui concerne notre aptitude à organiser la connaissance.

Toutes les réformes conçues jusqu’à présent ont tourné autour de ce trou noir où se trouve le besoin profond de nos esprits, de notre société, de notre temps, et par là même de notre enseignement. Elles n’ont pas perçu l’existence de ce trou noir parce qu’elles procèdent du type d’intelligence qu’il s’agit de réformer.

La réforme de l’enseignement doit conduire à la réforme de la pensée et la réforme de pensée doit conduite à la reforme de l’enseignement.

 

1 - c’est-à-dire la spécialisation qui se renferme sur elle-même sans permettre son intégration dans une problématique globale ou une conception d’ensemble de l’objet dont elle ne considère qu’un aspect ou une partie
2 - Cri d’alarme pour le XXIe siècle. Dialogue entre Aurélio Peccei et Daisaku Ikeda , PUF, 1986.
3 - la pensée qui découpe, isole, permet aux spécialistes et experts d’être très performants dans leurs compartiments, et de coopérer efficacement dans des secteurs de connaissance non complexes, notamment ceux concernant le le fonctionnement des machines artificielles ; mais la logique à laquelle ils obéisqsent étend sur la société et les relations humaines les contraintes et les mécanismes inhumains de la machine artificielle et leur vision déterministe, mécaniste, quantitative, formaliste, ignore, occulte ou dissout tout ce qui est subjectif, affectif, libre, créateur.
4 – Le Débat interdit : monnaie, Europe, pauvreté, Arléa, 1995.

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Chapitre 5 - AFFRONTER L’INCERTITUDE

Le plus grand apport de connaissance du 20e siècle a été la connaissance des limites de la connaissance. La plus grande certitude qu’il nous ait donnée est celle de l’inéliminabilité d’incertitudes, non seulement dans l’action, mais dans la connaissance. Seul point à peu près certain dans le naufrage (des anciennes certitudes absolues) : le point d’interrogation ", nous dit le poète Sarah Stétié.

Une des conséquences majeures de ces deux apparentes défaites, en fait vraies conquêtes de l’esprit humain, est de nous mettre en condition d’affronter les incertitudes et plus globalement le destin incertain de chaque individu et de toute l’humanité.

Ici il convient de faire converger plusieurs enseignements, mobiliser plusieurs sciences et disciplines, pour apprendre à affronter l’incertitude.

L’incertitude physique et biologique

La première révolution scientifique de notre siècle, amorcée par la thermodynamique de Boltzmann, déclenchée par la découverte des quanta, poursuivie dans la désintégration de l’Univers laplacien, a profondément changé notre conception du monde. Elle a sapé la validité absolue du principe déterministe (1). Elle a renversé l’Ordre du monde, grandiose reliquat de la divine Perfection, pour y substituer une relation dialogique (à la fois complémentaire et antagoniste) entre ordre et désordre. Elle a révélé les limites des axiomes identitaires de la logique classique. Elle a rétréci le calculable et le mesurable à une province dans l’incalculable et le démesuré. Elle a suscité une problématisation de la rationalité scientifique, illustrée par les œuvres de Bachelard, Piaget, Popper, Lakatos, Kuhn, Holton, Feyerabend notamment.

Nous avons appris que tout ce qui est n’a pu naître que dans le chaos et la turbulence, et doit résister à d’énormes forces de destruction. Le cosmos s’est organisé en se désintégrant. L’histoire de l’univers est une gigantesque aventure créatrice et destructrice, marquée dès le début par la quasi annihilation de l’antimatière par la matière, scandée par la mise à feu puis l’autodestruction d’innombrables soleils, des tamponnements d’étoiles et de galaxies, aventures dont un des avatars marginaux est constitué par l’apparition de la vie sur la troisième planète d’un petit soleil de banlieue.

La biologie, de son coté, s’est ouverte sur l’incertain. Si l’apparition de la vie correspond à la transformation d’un tourbillon de macromolécules en une organisation de type nouveau, capable de s’auto-réorganiser, s’auto-réparer, s’auto-reproduire, apte à puiser de l’organisation, de l’énergie et de l’information dans son environnement, cette origine ne semble obéir à aucune nécessité inéluctable. Elle demeure encore un mystère sur lequel ne cesse de s’élaborer des scénarios (2). De toute façon, la vie n’a pu naître que d’un mixte de hasard et de nécessité, dont nous ne pouvons doser le mélange (3). Nous sommes encore profondément incertains sur le caractère inévitable ou fortuit, nécessaire ou miraculeux, de l’apparition de la vie, et cette incertitude retentit évidemment sur le sens de nos vies humaines (4).

Les créations d’embranchements et d’espèces, si elles correspondent à des réorganisations et mutations génétiques, comportent une composante aléatoire. L’aventure de la vie est en elle-même une histoire heurtée, avec des catastrophes provoquant parmi les espèces des annihilations de masse, et le surgissement d’espèces nouvelles. Au sein de cette aventure, le rameau d’un rameau de rameau des anthropoïdes s’est trouvé projeté, par chance ou malchance, dans la nouvelle aventure de l’hominisation...

Le soleil rayonne à la température de son explosion.

La vie s’organise à la température de sa destruction. L’homme ne se serait peut être pas développé s’il n’avait dû répondre à tant de défis mortels, depuis l’avancée de la savane sur la forêt tropicale, jusqu’à la glaciation des régions tempérées. L’aventure de l’hominisation s’est faite à travers le manque et la peine. Homo est fils de Poros et Penia. Tout ce qui vit doit se régénérer sans cesse : le soleil, l’être vivant, la biosphère, la société, la culture, l’amour. C’est souvent notre infortune, c’est aussi notre grâce et notre privilège : tout ce qui est précieux sur terre est fragile, rare et voué à un destin incertain. Il en est ainsi également de notre conscience.

Ainsi, si nous conservons et découvrons de nouveaux archipels de certitudes, nous devons savoir que nous naviguons dans un océan d’incertitude.

L’incertitude humaine

La condition humaine est marquée par deux grandes incertitudes : l’incertitude cognitive et l’incertitude historique.

Il y a dans la connaissance trois principes d’incertitude :

- le premier est cérébral : la connaissance n’est jamais un reflet du réel, mais toujours traduction et reconstruction, c’est-à-dire comportant risque d’erreur ;

- le second est psychique : la connaissance des faits est toujours tributaire de l’interprétation ;

- le troisième est épistémologique : il découle de la crise des fondements de certitude en philosophie (à partir de Nietzche) puis en science (à partir de Bachelard et Popper).

Connaître et penser, ce n’est pas arriver à une vérité absolument certaine, c’est dialoguer avec l’incertitude.

L’incertitude historique est lié au caractère intrinsèquement chaotique de l’histoire humaine. L’aventure historique a commencé il y a plus de 10000 années. Elle a été marquée par des créations fabuleuses et des destructions irrémédiables. Il ne reste rien des empires égyptien, assyrien, babylonien, perse, ni de l’empire romain qui avait pu sembler éternel. De formidables régressions civilisationnelles et économiques ont suivi de temporaires progressions. L’histoire est soumise aux accidents, perturbations et parfois terribles destructions de masses de populations et civilisations (5).

L’histoire humaine subit certes des déterminations sociales et économiques très fortes, mais elle peut être déviée ou détournée par évènements et accidents. Il n’y a pas de lois de l’histoire. Il y a au contraire échec de tous les efforts pour congeler l’histoire humaine, en éliminer évènements et accidents, lui faire subir le joug d’un déterminisme économico-social et/ou la faire obéir à une ascension télécommandée.

Et nous sommes arrivés à la grande révélation de la fin du 20e siècle : notre avenir n’est pas téléguidé par le progrès historique. Les défaillances de la prédiction futurologique, les échecs innombrables de la prédication économique (en dépit et à cause de sa sophistication mathématique), l’effondrement du progrès garanti, la crise du futur, la crise du présent ont introduit partout le ver de l’incertitude.

Nous sommes voués à l’incertitude du futur que les religions de salut, y compris du salut terrestre, avaient cru maîtriser : " Les bolcheviks ne voulaient pas, ou ne pouvaient pas comprendre que l’homme est un être frêle et incertain, qui accomplit une œuvre incertaine dans un monde incertain " (6).

Déjà, dès l’aube de l’humanité, dès l’aube des temps historiques, nous étions dans l’aventure inconnue ; nous le sommes plus que jamais et devons l’être en conscience. Le cours que suit l’histoire de l’ère planétaire s’est arrachée à l’orbite du temps réitératif des civilisations traditionnelles pour entrer, non pas dans la voie assurée du Progrès, mais dans une incertitude insondable.

Tous les grands évènements du siècle, la Première Guerre mondiale, la Révolution soviétique dans l’empire tsariste, les triomphes du communisme et du nazisme, le coup de théâtre du pacte germano-soviétique de 1939, l’effondrement de la France, les résistances de Moscou et Stalingrad, tout fut inattendu et cela jusqu’à l’inattendu de 1989, la chute du mur de Berlin, le collapse de l’empire soviétique, la guerre de Yougoslavie. Aujourd’hui, nous sommes dans Nuit et Brouillard et nul ne peut prédire le lendemain.

Ainsi la connaissance de l’histoire doit nous servir non seulement à reconnaître les caractères à la fois déterminés et aléatoires du destin humain, mais à nous ouvrir à l’incertitude du futur.

Il faut donc se préparer à notre monde incertain et s’attendre à l’inattendu.

Les trois viatiques

Se préparer à notre monde incertain est le contraire de se résigner en un scepticisme généralisé.

C’est s’efforcer à bien penser, c’est nous rendre apte à élaborer et pratiquer des stratégies, c’est enfin effectuer en toute conscience nos paris.

S’efforcer à bien penser, c’est pratiquer une pensée qui s’évertue sans cesse à contextualiser et globaliser ses informations et connaissances, qui s’applique sans cesse à lutter contre l’erreur et le mensonge à soi-même, ce qui nous ramène une fois encore au problème de la " tête bien faite ".

C’est aussi être conscient de l’écologie de l’action.

L’écologie de l’action comporte pour premier principe que toute action, une fois lancée, entre dans un jeu d’interactions et rétroactions au sein du milieu où elle s’effectue, qui peuvent la détourner de ses fins et même aboutir à un résultat contraire à celui escompté ; ainsi la réaction aristocratique de la fin du 18e siècle en France a déclenché une révolution démocratique ; une poussée révolutionnaire, en 1935-1936 en Espagne, a déclenché un putsch réactionnaire. Le second principe de l’écologie de l’action nous dit que les conséquences ultimes de l’action sont imprédictibles ; ainsi nul ne pouvait prédire, en 1789, la Terreur, Thermidor, l’Empire, la restauration, et la Révolution soviétique du 20e siècle fut une conséquence indirecte de la Révolution française, qui n’a pas encore épuisé toutes ses conséquences...

Ce qui nous conduit au second viatique : la stratégie.

La stratégie s’oppose au programme, bien qu’elle puisse comporter des éléments programmés. Le programme est la détermination a priori d’une séquence d’actions en vue d’un objectif. Le programme est efficace dans es conditions extérieures stables, que l’on peut déterminer avec certitude. Mais les moindres perturbations dans ces conditions dérèglent l’exécution du programme et le condamnent à s’arrêter. La stratégie s’établit en vue d’un objectif, comme le programme ; elle va établir des scénarios d’action et en choisir un, en fonction de ce qu’elle connaît d’un environnement incertain. La stratégie cherche sans cesse à rassembler les informations, les vérifier, et elle modifie son action en fonction des informations recueillies et des hasards rencontrés en cours de route.

Tout notre enseignement tend au programme, alors que la vie nous demande de la stratégie et, si possible, de la sérendipidité et de l’art. C’est bien un renversement de conception qu’il faudrait opérer pour préparer aux temps d’incertitude.

Le troisième viatique est le pari.

Une stratégie porte en elle la conscience de l’incertitude qu’elle va affronter et comporte par là même un pari. Elle doit être pleinement consciente du pari afin de ne pas verser dans une fausse certitude. C’est toujours la fausse certitude qui a aveuglé les généraux, politiques, entrepreneurs et les a conduit au désastre.

Le pari, c’est l’intégration de l’incertitude dans la foi ou dans l’espoir. Le pari n’est pas limité aux jeux du hasard ou aux entreprises périlleuses. Il concerne les engagement fondamentaux de nos vies. Ainsi Pascal, conscient qu’il était impossible de donner une preuve absolument certaine de son Dieu, reconnaît l’inévitabilité du pari. C’est ce que fit le marxiste Lucien Goldmann pour l’avènement d’une société sans classes. La foi incertaine, comme chez Pascal, Dostoïevski, Unamuno, Adorno, Goldmann, est l’un des viatiques les plus précieux qu’ait produit la culture européenne, l’autre étant la rationnalité autocritique, qui elle-même constitue notre meilleur immunologie contre l’erreur.

Chacun doit être pleinement conscient que sa propre vie est une aventure, même quand il la croit enfermée dans une sécurité de fonctionnaire ; tout destin humain comporte une incertitude irréductible, y compris dans la certitude absolue, qui est celle de sa mort, puisqu’il en ignore la date. Chacun doit être pleinement conscient de participer à l’aventure de l’humanité qui est, désormais avec une rapidité accélérée, lancée dans l’inconnu.

1 - Il y a même, au sein de phénomènes déterministes obéissant à une dynamique non linéaire, une incertitude à prédire du fait de l’absence d’information complète sur les états initiaux ou sur la multiplicité enchevêtrée des intro-rétroactions. C’est le chaos déterministe.
2 – cf. M. Eigen, " Self-Organisation of the Matter and the Evolution of Biological Macromolecules ", in Naturwissenschaft, vol. 58, n° 465, à quoi il faut ajouter le scénario de l’origine extraterrestre de la vie, proposé par Crick.
3 – Pour ces notions, cf. E. Morin, La Méthode, t. 2 : La Vie de la vie, Ed. du Seuil, " Points Essais " n° 175, p. 177-192.
4 – L’apparition de la vie est-elle un événement unique, dû à une accumulation hautement improbable de hasards, ou au contraire le fruit d’un processus évolutif, sinon nécessaire, du moins hautement probable ? Dans le sens de la probabilité :
- la formation spontanée de macromolécules propres à la vie dans certaines conditions que l’on peut reproduire n laboratoire ;
- la découverte dans des météorites d’acides aminés précurseurs de ceux de la vie ;
- la démonstration par la thermodynamique prigoginienne que, dans certaines conditions d’instabilité, il y constitution spontanée d’organisation, d’où la probabilité d’assemblages organisés de plus en plus complexes de macromolécules dans des conditions thermodynamiques idoines (tourbillons) ;
- la possibilité que, dans ces conditions de rencontre et au cours d’une longue durée, se soit effectué un processus électif en faveur d’ensembles moléculaires complémentaires ARN/protéines, devenus aptes à s’auto-répliquer et à métaboliser ;
- la très haute probabilité que dans un Univers de milliards de milliard d’astres, il y ait des millions de planètes analogues à la Terre, donc la probabilité d’existence d’êtres vivants dans d’autres régions du cosmos.
Dans le sens de l’improbable les arguments sont les suivants :
- Le saut qualitatif/quantitatif (la moindre bactérie est un complexe de million de molécules) et la discontinuité radicale entre la plus complexe des organisations macromoléculaires et l’auto-éco-ré-organisation vivante rendent celle-ci hautement improbable ;
- L’organisation vivante est en elle-même hautement improbable, dans le sens où, conformément au second principe de la thermodynamique, c’est la dispersion des constituants moléculaires de l’être vivant qui obéit à la probabilité physique, laquelle se réalise effectivement à la mort ;
- Beaucoup d’indices suggèrent que la vie serait née une seule fois, c’est-à-dire que tous les vivants auraient un seul et unique ancêtre, ce qui renforce l’hypothèse qu’un hasard extrêmement improbable aurait été à son origine ;
- Il n’y a aucun signe, aucune trace dans le système solaire, aucun message nous arrivant du cosmos ;
- De plus, l’argument qu’il y aurait des planètes qui auraient joui de conditions analogues à la nôtre n joue plus si, sur cette Terre même, la vie a été le fruit d’un hasard inouï.
On ne peut écarter une tierce hypothèse. Il y a peut être des organisations très complexes dans l’Univers, dotées de propriétés d’autonomie, d’intelligence, voire de pensée, mais qui ne seraient pas fondées sur une organisation nucléo-protéinée et qui seraient (actuellement ? à jamais ?) inaccessibles à notre perception et à notre entendement.
5 – cf. le beau texte de Gruzinski, " Evènements dans l’histoire : accidents, catastrophes, bifurcations ", in Relier les connaissances, Ed. du Seuil, à paraître en 1999.
6 – D. Cosic, Le temps du mal, Ed. L’Age d’Homme, 1990, t. 1, p. 186.

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LES HOMMES SONT LES ENFANTS DE LA TERRE

Articuler les savoirs – Par Edgar MORIN Revue L’ENSEIGNANT décembre 2000

Le philosophe Edgar Morin propose d’enseigner la condition humaine pour apprendre à situer les connaissances dans un ensemble. 

L’ENSEIGNANT: Comment peut-on mettre en place des situations où lycéens et collégiens seront en mesure d'articuler leurs savoirs ?  

EDGAR MORIN: Articuler les connaissances, c'est prendre conscience de leurs liens. C'était l'objectif des «Journées thématiques» que j'ai organisées, sur le monde, la terre, la vie, l'humanité (Cf. «Relier les connaissances» - Seuil - 1999).
Prenons le monde. La notion de cosmos intéresse les enfants qui se posent la question : «Où sommes nous ?» Dans le scénario actuellement plausible, des particules se constituent, s'unissent, forment des noyaux.
Au sein de la gravitation, elles se rassemblent. Les atomes de carbone se forgent au centre des étoiles. Après l'explosion de l'étoile, ils s'agencent en molécules, les macromolécules où va naître la vie.
Dans cette narration, vous intégrez la physique, la chimie, l'histoire de la vie. Je vois là des coopérations entre les enseignants de sciences et de philosophie.
La Terre – l’histoire de la planète depuis les particules est le fil intéressant. Vous faites alors coopérer la géographie, les sciences de la terre (la géologie, la météorologie, la vulcanologie ... ), la musique, la chimie, la biologie.
La vie - La planète physique a donné naissance à la vie et son évolution se fait avec des déchets de la vie, le calcaire des coquillages, l'oxygène... Vous intégrez la chimie et les sciences biologiques.
L’identité humaine - Les élèves prennent alors conscience que les hommes sont des enfants de cette terre. L’évolution biologique a fait surgir les différents rameaux des anthropoïdes et l'homonisation. Le crâne s'agrandit. Le cerveau permet l’utilisation des mains, la course, la marche, le développement de la technique, le langage, l'apprentissage de ce qui n'est pas inné, l'apparition de la culture.
On arrive à l'enseignement de l’histoire. Les enfants découvrent que l'homme est à la fois partie de cette espèce et partie d'une société. Il est dans une espèce, mais l’espèce ne peut continuer que s'il y a reproduction entre deux êtres de sexe différent. il est dans une société; mais la société est dans lui, à travers le langage et la culture.
La littérature doit entrer dans ce jeu. C'est dans le roman que l’on trouve les individus, leur subjectivité, leurs sentiments, leurs passions, l’amour, la haine, l'ambition, La littérature est une façon d’apprendre la vie.
La poésie également. Elle est un mode de connaissance qui commence là où les modes de connaissances scientifiques s'arrêtent, elle ouvre à sa qualité : l'effusion, la camaraderie, l'amitié, l'amour.
J'ajoute aussi le cinéma qui pose les plus graves problèmes humains: la culpabilité, l'innocence, le pardon, la faute.

Voilà, à mon avis, les articulations fondamentales.

Quelles priorités retenez-vous dès l'école primaire ?

je donnerais une place très importante à la condition humaine dès l'école primaire. On peut montrer facilement aux enfants les processus à l'œuvre concernant notre planète et la mondialisation avec des événements locaux.
Leur café du matin vient d'Afrique, si c'est un robusta, d'Amérique du Sud ou d'Éthiopie, si c'est un arabica. Leur thé vient de Thaïlande, de Chine ou de l'Inde, leur radio est japonaise, le coton de leur chemisette, de l'Inde ou d'Égypte...
Les élèves prennent conscience qu'ils sont dans la planète et que la planète est en eux. Ils peuvent voir que le monde pèse aussi en Afrique : la monoculture imposée par les grandes compagnies a chassé de leurs terres les paysans qui avaient une économie de subsistance. Dans les villes où ils grouillent à la recherche d'un salaire, ils ont de la vaisselle en aluminium, portent des tee-shirts...
Dans mon livre « Les 7 savoirs nécessaires à l'éducation du futur», je dis qu'il faut enseigner l'incertitude, parce que dans tous les événements de l'histoire, c'est souvent l'improbable qui s'est réalisé.
Il faut montrer que la vie de chacun est incertaine, que les sciences travaillent aussi sur l'incertitude.
L'évolution biologique est ponctuée d'accidents. Voyez les dinosaures.
Le maître polyvalent de l'école primaire peut très bien aborder le problème de la connaissance. Rien n'est plus facile que de poser le problème de l'erreur dès les petites classes.
Les élèves se trompent sur des tas de choses. Pourquoi ? Comment ? L’ enseignant va au-delà des erreurs de perception, il fait découvrir les idées qui prennent possession de vous sans que vous en soyez le maître, l'empreinte d'une culture de l'opinion préalable.
Le problème de l'erreur et de l'illusion doit être vu à tous les niveaux. Au lycée, c'est la liaison entre les sciences cognitives et la philosophie qui fait poser le problème de la connaissance.
On donne des certitudes alors que l'important c'est qu'il y a aussi beaucoup d'incertitude !

Comment imaginez-vous une organisation des programmes scolaires qui retiennent ces priorités ?

Un malentendu répand le mythe de la disparition des disciplines, dans ma perspective.
Un savoir qui veut une articulation transdisciplinaire a besoin de la nourriture des disciplines et il les nourrit au retour. La question est : sent-on la nécessité du lien pour former les esprits, ou veut-on former des catégories d'experts spécialisés mais incapables de comprendre les problèmes fondamentaux et globaux ?
Je n'aime pas du tout le mot «programme». Je préférerais des guides d'orientations demandant aux enseignants de les intégrer dans ces grands thèmes que j'ai cités, comme ils veulent.
Des livres peuvent servir de base à des manuels. je pense à ceux de Jean-Didier Vincent sur l'intelligence et la passion. On y apprend qu'il n'y a pas d'intelligence sans émotion. On peut faire des manuels cosmiques à partir de ceux de Hubert Reeves, de Michel Cassé.
Ce ne sont pas des ouvrages de vulgarisation mais de divulgation. À partir de chacun de ces grands thèmes, on peut lancer des manuels. Il n'existe pas de manuel «condition humaine».

À mon avis il faut le faire, ce serait merveilleux.

Propos recueillis par Paulette Maillard